Est-ce que ça vaut encore la peine de se bouger les fesses
Ou bien est-ce qu'à ce stade, on peut laisser tomber ?
Chèr·es lecteurices,
Je vous écris en écoutant les petits cris déjà énergiques de poussins qui ont éclos il y a quelques minutes dans mon salon. Iels sont déjà debout sur leurs minuscules pattes et titubent, trébuchant contre leurs frères et sœurs encore œufs, roulant sur le sol grillagé de la couveuse. Il est 20h30, mes enfants à moi s’endorment à l’étage d’au-dessus, et je profite de ce (précieux) temps de solitude (si on ne compte pas les poussins) pour vous écrire.
Le printemps est arrivé d’un coup et s’est transformé en été avant qu’on ait eu le temps de dire ouf. On est début mai et je me suis déjà baignée plusieurs fois dans la rivière, qui m’a paru beaucoup plus chaude que l’année précédente à la même époque. Tout indique que le climat continue son emballement mortifère, mais en ce moment je n’arrive pas à m’en inquiéter vraiment. Tant que ce n’est pas désagréable, difficile de comprendre dans ma chair que c’est dangereux : mon corps me dit que l’air est doux, les fleurs parfumées, l’eau délicieuse, le ciel lumineux, la lumière vibrante. Mon corps me dit que tout va bien et je sais qu’il me ment.
Bien au chaud dans mon déni
Je sais que les cailloux du fond de la rivière, ternis par des algues grises, étaient jadis lisses et brillants. Que l’eau aujourd’hui déserte grouillait de poissons il y a quelques décennies, que les arbres fleuris trop tôt ne donneront pas de fruits, que la terre déjà craquelée a soif et que les papillons que je vois sont parmi les derniers. Je le sais, mais je ne le réalise pas.
L’amnésie écologique — qui est le fait que “chaque génération considère comme le point de référence initial d'un écosystème celui qu'il a connu depuis sa naissance [ce qui] conduit généralement à une anthropisation et une perte de biodiversité de plus en plus importante, la nouvelle génération prenant appui sur l'état « dégradé » qu'elle a toujours connu” (Wikipédia) — y est sans doute aussi pour quelque chose.


Je sais également que l’extrême droite est puissante, que le fascisme s’installe, que les menaces sur nos libertés et nos droits sont colossales.
Mais il est encore assez facile, quand on est privilégié·e, d’ignorer tout ce qui va de travers sur notre planète. Depuis quelques mois, je ne lis plus le journal et je ne vais quasiment plus sur les réseaux sociaux. Et indubitablement, je suis moins angoissée par l’état du monde. Tant mieux, applaudiront certains.
Mon rapport au sujet est plus distant, moins émotionnel. Je crois qu’ainsi je comprends mieux celles et ceux qui ne semblent pas perturbé·es par les désastres en cours.
Et justement, je crois qu’on a besoin d’émotions pour se mettre en mouvement. Pas besoin de plonger dans les récits de l’horreur jusqu’à la paralysie, mais il est utile de s’informer pour percevoir de temps en temps dans nos corps des signaux qui nous disent que ce qu’on aime est menacé : la chair de poule, un feu dans la poitrine, une gorge qui se serre, un cœur qui bat trop fort.
Se laisser bouleverser — oublier — recommencer
Il m’est arrivé plusieurs fois dans ma vie d’avoir des moments très intenses, que je ne sais pas trop comment qualifier — de l’exaltation, de la lucidité, une sorte d’expansion, de brasier intérieur — qui me rendaient l’inaction intolérable et exigeaient des changements radicaux et immédiats. J’ai parfois suivi cette voix intérieure1, d’autres fois je l’ai fait taire. Généralement ça m’a empêché de dormir (et celleux qui me connaissent savent qu’il en faut beaucoup pour m’empêcher de dormir).




Ces moments étaient généralement provoqués par des apports extérieurs (livres, conversations, films, etc.). Les ajustements qu’ils ont provoqués dans ma vie — qui allaient de Créer un groupe Extinction Rebellion à Besançon à Accueillir des mineur·es isolé·es chez moi — ont eu des conséquences durables, qui se sont prolongées bien au-delà de l’émotion qui les avaient provoquées, et ont accru mon niveau d’engagement.
Les stages de Travail Qui Relie2 ont souvent déclenché chez moi ce même processus : connexion à ce qui ne va pas dans le monde avec une forte intensité émotionnelle —> prise de décision —> changements structurants dans ma vie.
Je ne sais pas trop pourquoi je vous raconte tout ça. La vie psychique dans un monde bouleversé comme le nôtre est un sacré défi, je vous en ai déjà parlé plusieurs fois3. Peut-être que pour tenir j’ai besoin d’un mouvement de balancier entre d’un côté des phase de semi-déni et de l’autre des phase très lucides (avec l’intensité émotionnelle que ça suppose) qui me permettent de faire le point sur mon niveau d’engagement, de le réhausser, et de repartir dans le déni partiel en étant structurellement plus ajustée aux enjeux de notre époque (du coup ce n’est pas vraiment un balancier, c’est plutôt un genre d’escalier).
Je ne sais pas si c’est clair, alors je vous partage un exemple : lors de l’insomnie pendant laquelle j’ai décidé de devenir hébergeuse solidaire, j’étais pleine de colère, de peur, de rage face au racisme, au colonialisme, aux inégalités, etc. J’ai pris la décision d’accueillir. Depuis, ces sentiments ont rarement été présents en moi à une telle intensité, et la plupart du temps ils sont même absents. Mais l’engagement que j’ai pris n’a plus besoin d’eux pour exister.
Maintenant, quand je suis en train de passer le balai ou d’aider Mariama4 à faire ses devoirs, j’agis. Je prends position politiquement, à chaque instant, parce que j’ai ajusté mes conditions d’existence et qu’elles sont politiques. Cet engagement s’entretient à présent lui-même, et il me rapproche de l’alignement avec mes valeurs, jusqu’à la prochaine insomnie, qui avec un peu de chance me fera grimper une marche de plus.
Et monter à la marche d’après, ce n’est pas nécessairement ajouter un autre engagement. C’est porter un regard englobant sur ma vie et sentir où je peux agir en étant à ma place. Ça peut vouloir dire s’engager dans quelque chose, mais aussi réorganiser les priorités dans ma vie, renoncer à des choses — y compris à des engagements d’ailleurs —, faire différemment.
“Ce dont nous avons le plus besoin pour sauver la planète, c’est d’écouter en nous les échos de la Terre qui pleure” Thích Nhất Hạnh, moine bouddhiste
Je pense à ce balancier/escalier entre déni et lucidité aussi parce que se connecter à ce qui est douloureux dans le monde prend de l’énergie, beaucoup. Samah Karaki, dans L’empathie est politique, parle d’un travail émotionnel. Ce travail peut nous donner l’impression d’avoir agi, parce que ça nous fatigue et qu’on attribue une valeur morale au fait de ressentir ces émotions (“je suis quelqu’un·e d’engagé, quelqu’un·e de bien, puisque je suis très affecté·e par ce qui se passe”), alors que ça ne change RIEN à la situation qui nous affecte. Pleurer sur le sort du monde peut être contre-productif. Donc, oui, “écouter en nous les échos de la Terre qui pleure”, mais pour agir ensuite en cohérence avec ce qu’on aura entendu. Nous avons à trouver le bon équilibre entre faire face à ses émotions, ne pas les nier ni les occulter, leur faire une place et garder ou retrouver après une distance qui permet d’agir (à la mesure des faits et non de notre émotion).
Globalement j’ai un peu l’impression que c’est pas simple de trouver la bonne façon de se positionner à l’intérieur de soi, et du coup de positionner son action. Et en même temps, l’impression que tout ça c’est peut-être trop intellectualisé, et que l’important c’est d’être investie quelque part, d’agir concrètement.
Est-ce que ça sert encore à quelque chose ?
En tant que personne sensible à la justice et à l’égalité, il m’arrive (souvent) d’être désespérée par les processus en cours, de me sentir impuissante face à la collusion des pouvoirs politiques et économiques, l’ampleur des dégâts écologiques et sociaux et l’immensité des changements structurels nécessaires pour remettre notre monde à l’endroit.
Je sens parfois une forme de désillusion qui s’installe en moi. Bien sûr que ça va continuer à aller vers le pire. Bien sûr qu’on ne peut que limiter la casse, mais que quoi qu’il arrive nos enfants vivront dans un monde dépourvu d’insectes, où le vivant se réduit à peau de chagrin, où la misère est omniprésente. Qu’est-ce qu’on peut faire face à ça ? Face à des perspectives tellement écrasante ?
Il m’arrive de penser que mes efforts sont vains et que ça n’a pas de sens de s’agiter comme ça. Ou bien de penser que ça ne changera rien mais qu’il faut le faire quand même, mais pour moi-même, en vertu d’une idée supérieure et un peu abstraite de la justice et du Bien. Mais est-ce que l’éthique individuelle a un sens si elle est vouée à échouer continuellement à transformer les structures toxique de notre monde ? Pensée dangereuse et égoïste, ajoute aussitôt une petite voix, parce qu’elle te dédouane de chercher ce qui permettrait vraiment au monde de changer et que tu risques de ne faire qu’une suite de bonnes actions, louables mais inefficaces.
Bref, assez rapidement dans ce monologue intérieur, je m’embourbe, incapable de mener ma pensée vers un rivage satisfaisant où les choses m’apparaîtraient avec clarté.
Ce qui est clair, c’est que mon confort d’occidentale privilégiée est construit sur l’oppression — passée (par l’esclavage notamment), présente (par les inégalités) et future (puisque nous consommons actuellement des ressources non-renouvelables dont nous privons donc sciemment les générations à venir) — de beaucoup de gens. C’est pour cela j’ai le sentiment que je n’ai pas le droit de ne pas lutter contre ces oppressions : j’en profite. Donc elles me concernent, même si je n’ai jamais souhaité leur existence.
Une fois que ceci est dit, le comment, à quel point, est-ce que je dois y dédier ma vie, est-ce que j’ai le droit de penser à autre chose la plupart du temps, etc., je ne sais pas, je navigue à vue. Mais j’ai pris le parti de ne pas conditionner mes luttes à leurs chances de réussite. De toute façon, qui est en mesure de dire l’avenir ? Si ça se trouve, ça marche ! Et le chemin est beau, parce que celles et ceux qui y marchent avec moi sont des personnes formidables, que ça amène du sens, de la beauté, de la profondeur et de la joie à mon quotidien.
Je parle pour moi
Ce texte n’est pas une exhortation à vous engager. Déjà, vous faites bien ce que voulez, et puis plus le temps passe, plus je me rends compte de la complexité de la vie, des contraintes dans lesquelles on est, de la diversité de nos perceptions, de nos approches, de nos ressources — physiques, mentales, financières… —, et je me dis que je ne peux pas savoir pour les autres (sauf peut-être si vous êtes un homme blanc CSP+ en bonne santé mentale et physique qui gagne bien sa vie et n’a pas de proche malade, dans ce cas, bon, quand même, faut pas abuser, faites quelque chose !) (je plaisante) (enfin pas tout à fait).
Le système dans lequel nous vivons est maltraitant à bien des égards. Je vois autour de moi l’accumulation des dépressions, des troubles anxieux, des burn-outs et autres détresses en tous genres. Soit c’est moi qui suis de très mauvaise compagnie, soit les gens vont mal. Alors je ne veux ajouter de fardeau sur le dos de personne.
Prenons soin de nous, collectivement. Demandons et offrons du soutien et du soin. Du care. Parce que beaucoup de choses sont toutes pourries, mais nous avons le pouvoir de nous faire du bien et d’être plus puissant·es ensemble.
Peut-être que vous avez un peu d’énergie et envie d’agir, mais que tout vous semble très compliqué et que vous ne savez pas par où commencer. Comme je le disais plus haut, je suis pour ma part convaincue qu’on a besoin d’information pour se mettre en mouvement. Et pour ça, j’ai testé pour vous un super programme en ligne (ça existe aussi en présentiel mais ça dépend où vous habitez) : Magma ! C’est un cycle de 5 rencontres en ligne pour découvrir et comprendre les systèmes de domination. C’est ouvert à tous·tes les curieux·ses et c’est à prix libre !
Une bonne occasion de découvrir des sujets, d’approfondir ceux qu’on connaît, de vivre des moments de “AH BOON ?!” et de “OUAAH, je n’avais jamais vu les choses sous cet angle !”, de rencontrer des gens et de se mettre en route !
J’ai bien sûr gribouillé pendant les rencontres, alors je vous mets mes dessins :
Dans ma bibliothèque ce mois-ci, pas de livre mais des films !
Meeting Snowden, un magnifique documentaire de Flore Vasseur, disponible pour moins de 3€ sur Arte Boutique, et vraiment ça vaut infiniment le coup. J’en retiens notamment cette phrase de Snowden : « ce qui compte aujourd’hui, c’est de poser sa brique quelque part dans l’espoir que quelqu’un d’autre pose sa brique par-dessus ». Ça me parle, parce que j’y entends la nécessité d’articuler une vision politique ambitieuse à des actions concrètes à notre mesure.
Pourquoi on se bat, un documentaire poétique et politique de Camille Etienne et Solal Moisan en 4 épisodes, disponible gratuitement sur TV5 Monde. Il est vraiment très beau. Vous y verrez un voyage en mer et un photographe animalier, de l’amitié et de la lutte, il m’a bouleversée et m’a donné le feu !
Ce super entretien de Paloma Moritz avec Monique Pinçon Charlot sur Blast.
J’ai pris deux semaines de vacances, donc il y a des dessins dans mon carnet et je me suis décidée à les scanner. L’occasion de constater qu’il y avait beaucoup de pages que je n’avais pas partagées, donc c’est parti, plongée dans mon carnet, avec des vieux trucs et d’autres plus récents !
Il faut que je vous dise : j’ADORE écrire cette newsletter. J’ai l’impression d’avoir trouvé un format qui me permet de m’épanouir, de bricoler, de faire un patchwork de truc que j’ai envie de dire, de partager, de faire connaître, de dessiner, j’ai le sentiment d’avoir vraiment ici un espace à moi, beaucoup plus libre et plus riche qu’Instagram. Alors merci mille fois de me lire, et je serais vraiment touchée que vous preniez le temps de faire connaître Le Carnet en partageant ce lien à vos ami·es : louiseplantin.substack.com
Et si vous n’êtes pas abonné·e, vous pouvez entrer votre adresse ci-dessous pour ne plus jamais louper une édition du Carnet !
Enfin, si comme Véronique, Sabine, Céline, Blandine, Aurélie, Solène, Axel et Enora vous avez envie de soutenir financièrement mon travail, vous pouvez souscrire un abonnement payant. Ces abonnements me permettent de consacrer davantage de temps à la rédaction de ces lettres et vous donnent accès au Chat, à une version de travail de ma bande dessinée sur l’écoanxiété, et bientôt aux coulisses de la bande dessinée sur laquelle je travaille depuis un an !
Bon mois de mai à tous·tes,
A très vite !
Louise
Je vous racontais une de ces nuits dans cette lettre, partie “le déclic”.
Pour en savoir plus ou bien trouver des stages : https://www.ateliersdetravailquirelie.net/Le_Travail_qui_Relie.G.htm
Comme d’habitude, c’est un faux nom. Peu après le départ de Rose (voir ma lettre de mars), nous avons accueilli une autre adolescente, qui venait de “fêter” son quinzième anniversaire dans la rue, à Besançon. Elle y a passé trois nuits dans les toilettes publiques avant que quelqu’un l’oriente vers notre association… Elle est chez nous depuis.
Géniale cette métaphore de l'escalier... c'est tellement précieux ce que tu écris. Merci ! J'ai tellement de gratitude vis à vis des autrices qui arrivent à mettre par écrit ce qu'il y a dans nos têtes :-)
Tu m'autorises à utiliser une de tes images sur l'éco-anxieté? J'organise un Apéro Mortel sur le deuil écologique et je trouve que ça l'illustre très bien...
Merci pour le partage des carnets. C’est un plaisir de découvrir ta newsletter !