Vous lisez le Carnet — La lettre illustrée qui parle d’engagement, d’écologie, de féminisme, d’antiracisme et de comment on se dépatouille avec le monde bouleversé qui est le nôtre. Une fois par mois, si tout se passe comme prévu !
Chèr·es lecteurices,
Je vous en parlais il y a quelques mois (cliquez ci-dessous pour lire la lettre de septembre), je suis hébergeuse bénévole pour l’association Loue Solidaire.
Cela a pris progressivement une grande place dans ma vie, et c’est actuellement le sujet militant sur lequel je suis la plus investie dans mon quotidien. J’adore le collectif avec lequel je milite, je vis de très belles choses avec les jeunes que je rencontre, et tout cela nourrit mon besoin d’engagement, de lien et de sens.
Pour le 8 mars, l’association Solmiré (qui est un peu la grande sœur de la nôtre), avait un stand au village féministe qui était installé place Granvelle à Besançon. Pour y donner à voir la façon dont les violences faites aux femmes s’incarnent de façon spécifique dans les parcours des jeunes femmes étrangères et migrantes, j’avais interviewé deux adolescentes accompagnées par l’association. Je vous partage ces deux récits ici (évidemment, ce ne sont pas des histoires légères, comme d’habitude, je vous laisse évaluer votre niveau de capacité d’absorption de ce genre de sujets avant de poursuivre !).
Rose
Il y a un autre récit qui m’habite depuis quelques semaines, une autre jeune fille qui occupe mes pensées. Appelons-la Rose.
Rose est arrivée chez nous fin janvier. Elle venait d’être remise à la rue par le département.
Lorsqu’un·e mineur·e étranger arrive tout·e seul·e en France, iel est dirigé·e (généralement par la police) vers les services du département. Là, iel est généralement hébergé·e, de quelques jours à quelques semaines, le temps d’être “évalué·e”. Cette évaluation consiste en une sorte d’interrogatoire dans lequel on va l’interroger sur son pays d’origine (est-ce qu’il ou elle en sait assez pour qu’on le croie sur le fait que c’est bien de là qu’il ou elle vient ?), sa famille, son parcours migratoire (par où iel est-il·elle passé·e ? avec qui ? en payant comment ? — afin d’évaluer si c’est “crédible” ou pas), ses papiers d’identité (est-ce qu’il ou elle en a ?). Les évaluateurs jugent aussi de la “maturité” et de l’apparence physique du ou de la jeune. Si la minorité ou l’isolement ne leur semble pas avérés, le·la jeune est remis à la rue avec une liste de conseils : où manger, où dormir, vers quelles associations se diriger pour faire un recours juridique.
Signe particulièrement cynique de l’absurdité kafkaïenne de nos politiques, le service auquel Rose avait été adressée par le département pour son hébergement l’a refusée avec une jolie carte manuscrite lui expliquant que puisqu’elle était mineure (oui, oui) ils ne pouvaient pas l’héberger, ne prenant en charge que les majeurs.
C’est comme ça que, chaque jour en France, des enfants ni mineurs, ni majeurs, se retrouvent seuls à la rue.
Oui, me répond-on avec un léger sourire en coin, des enfants, bon ! Elle a quel âge, en vrai ? Petit clin d’œil du genre : “On ne me la fait pas à moi, je sais bien que la plupart ne sont pas mineur·es”. Et bien, après un an à côtoyer ces jeunes ni mineur·es ni majeur·es, je peux dire que ma conviction est inverse. Et que cette pseudo-connivence de celleux qui croient savoir m’exaspère. Iels sont mineur·es pour la grande majorité. Et même si certain·es avaient 18 ou 19 ans plutôt que 17, quelle importance ? Ce sont des adolescent·es, qui ont besoin de protection, de soin et de perspectives d’avenir.
Revenons à Rose.
Rose, en l’occurrence, est quant à elle si menue et juvénile que personne de sensé ne penserait à remettre en cause son âge (15 ans). Elle parait même plus jeune que cela (une baby-sitter qui était chez nous l’autre jour lui donnait 12 ans).
Pendant son évaluation, il a été estimé que sa connaissance de la Sierra Leone prouvait qu’elle en était originaire et que les détails qu’elle donnait sur son parcours attestait de sa véracité. Mais, pas de papiers (elle n’a qu’une photo de son acte de naissance). Donc, “que du déclaratif” ont jugé les évaluateurs, et rien qui prouve qu’elle ait bien l’âge qu’elle annonce. Retour à la rue, circulez il n’y a rien à voir.
Rose a donc été adressée à notre association par la Cimade de Besançon pour un hébergement d’urgence. Moussa, qu’on a accueilli quelques mois, a été reconnu mineur dans un autre département et n’est donc plus à la maison. On accueille encore Hervé à mi-temps — il est quant à lui dans l’attente d’un recours auprès du juge des enfants pour faire reconnaître sa minorité. On a fait une place pour Rose.
Elle a vécu des choses atroces, mais ça ne se voit pas. On dirait que c’est juste une ado un peu renfermée, pas que c’est une rescapée. Et pourtant. Ça me serre le bide de quand j’y pense. Quand, pour qu’on puisse l’accompagner correctement dans son parcours administratif, on lui fait raconter l’horreur encore une fois.
On alterne les jours avec et les jours sans. Les jours où elle cuisine, sourit, parle, rit en regardant des dessins animés avec nous. Et les jours où elle reste terrée dans sa chambre, ne faisant qu’une furtive apparition dans la journée pour prendre une assiette de riz au piment qu’elle mange sans un bruit.
C’est un peu éprouvant psychologiquement ; j’apprends petit à petit à ne pas faire dépendre mon bien-être de ses sourires. À accepter que beaucoup de choses nous dépassent, que je suis loin de comprendre ce qu’elle vit, et que je ne suis pas toute puissante.
En cadeau pour vous, une petite recette sierra-léonaise, avec les moyens du bord (c’est-à-dire pas tout à fait les bon ingrédients).
La Spinach Sauce !
Rose a mis quelques semaines à reprendre pied physiquement et mentalement. L’énergie revenue, elle veut déjà partir. Tenter sa chance dans un autre département.
Comment, à quinze ans, alors qu’après des mois d’enfer on peut enfin se poser dans un endroit sûr et confortable, manger ce qu’on veut et se reposer autant que nécessaire, on décide de repartir vers l’inconnu ? Je suis impressionnée par son courage, sa force et sa détermination. Je trouve ça fou.
Rose est partie au petit matin, sa silhouette frêle flottant dans une doudoune trop grande. Elle reviendra peut-être très vite, peut-être jamais. Seul l’avenir me le dira.
Pour finir sur un truc joyeux, le soleil revient ! Je me suis remise au jardinage avec plaisir, aidée par Hervé. Il me racontait ce weekend que quand il était petit en Côte d’Ivoire chaque enfant avait son petit lopin de terre et qu’ils faisaient des concours de qui aurait les plus beaux plants (mais selon lui là-bas il suffit de semer des grains de tomates à la volée pour avoir des tomates, tant le climat y est plus favorable). On espère une abondance de légumes cet été !
Et si vous deveniez hébergeur·euse ?
Si vous sentez que l’idée d’accueillir vous titille, et que vous avez chez vous une chambre de libre (ou même un canapé pour de l’accueil temporaire), contactez des associations près de chez vous ! Elles pourront vous renseigner sur les besoins locaux et les façons dont vous pouvez contribuer.
Pour les bisontin·es : ce soir jeudi 13 mars à 19h à l’Interstice (Café Librairie 43 rue Mégevand), réunion hébergement :
Vous êtes hébergeur hébergeuses solidaires et souhaitez témoigner sur votre expérience d’accueil ? Vous êtes sensibilisé·e à la cause des MNA (Mineurs Non Accompagnés) mais vous vous questionnez sur votre capacité à accueillir et à héberger ?
SolMiRé va être confrontée, dans les semaines et les mois à venir, à un besoin croissant d’hébergement pour des MNA et des jeunes majeurs en situation d’attente de règlement de leur situation administrative. Nous faisons appel à vous.
Venez en échanger avec nous !
Soutenir l’accueil des mineur·es exilé·es
Accueillir et nourrir des adolescents en plein croissance, ça coûte un peu de sous ! On est donc soutenus financièrement par l’association Loue Solidaire. Pour que l’argent ne soient pas un frein à l’accueil, et que le collectif puisse organiser plein d’actions pour défendre, soutenir et accompagner les jeunes, on a besoin de sous ! Vous pouvez faire un don ici : Faire un don au collectif Loue Solidaire (réductions d’impôts à la clé !). Pour contribuer au niveau national, vous pouvez aussi soutenir La Cimade (il y a des antennes partout en France) ou encore Utopia 56 !
Dans les prochaines lettres
D’ici quelques semaines, je vous enverrai le dernier épisode de ma série de lettres sur les violences obstétricales. Ensuite, j’ai envie de vous parler d’écologie, d’argent, d’éducation, d’écopsychologie, d’engagement, de la famille, et de plein d’autres choses. Vous pouvez aussi m’envoyer vos suggestions !
Je réfléchis également à vous proposer des lettres un peu plus courtes, mais plus fréquentes (2 par mois). Qu’en pensez-vous ?
Vous êtes à ce jour 658 abonné·es et ça me réjouit beaucoup ! N’hésitez pas à transférer cette lettre à vos ami·es si vous pensez que ça peut leur parler. Enfin, un grand merci à Céline, qui vient de souscrire à un abonnement payant au Carnet !
À bientôt, et merci d’être là !
Louise